“Trans (més enllà)” m.e.s. Didier Ruiz

Au delà de la naissance

(Article initialement publié le 17 septembre 2018 et complété par son auteur)

Dans Trans (més enllà), Didier Ruiz nous montre avec une joyeuse délicatesse, des parcours de femmes et d’hommes transgenres que la société cache trop souvent sous le tapis des faits divers ou dans les replis de l’administration. En nous confrontant à la construction de l’identité de sept personnes, le metteur en scène interroge notre rapport à la norme et nous entraîne dans une ambitieuse entreprise d’exploration de la fluidité des genres.

Une scénographie quasi inexistante. Une mise en scène réduite au strict minimum. Sept femmes et hommes non comédiens. Didier Ruiz continue de nous faire écouter des gens que nous entendons peu. Après les personnes âgées (dans Dale recuerdos, je pense à vous), les ouvriers (dans W) et les ex-prisonniers (dans Une Longue peine), ce sont des personnes transgenres qui se présentent à nous, entourées de la sublime sobriété dont Didier Ruiz sait user avec talent.

Il continue sa “parole accompagnée” avec des Barcelonais transgenres aux parcours, aux discours et aux opinions très divers. Bien sûr, ils ont des points communs ; notamment le fait d’avoir découvert qu’ils ou elles n’étaient pas né(e)s dans le bon corps et comment cette réalité a grandi en elles, en eux. Leur parole est rare, sobre et belle. Pendant presque 1h30 le spectateur va écouter les témoignages ordinaires et extraordinaires de ces personnes qui ne sont jamais montées, pour la plupart, sur une scène de théâtre. Leur courage, leur sens de l’humour, leurs peurs, leur malice, leur simplicité les rendent magnifiques et charismatiques.

 

TRANS (MES ENLLA). Mise en scene Didier Ruiz – © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Les sept protagonistes nous entraînent jusqu’aux larmes dans un tsunami d’émotions

Très subtilement, Didier Ruiz parvient à troubler les clichés en puisant dans les témoignages, les phrases qui vont créer une identification rapide, un terrain commun. Il fait appel à nos empreintes émotionnelles en invoquant nos souvenirs de contes (comme celui du vilain petit canard qui introduit le spectacle), de galères, de déceptions amoureuses, de lieux communs, de bonheurs familiaux, de collègues, d’insultes reçues, lancées ou pensées, d’histoires d’amour. Didier Ruiz nous installe face au monde.

Vindicatifs ou taiseux, menaçants ou tolérants, dominants ou exclus, nous sommes tous quelque part, sur ou proche de cette scène presque vide. Nous sommes le petit garçon terrorisé par les vestiaires, nous sommes le passant la tête pleine d’insultes, nous sommes la jeune fille ensevelie sous les injonctions patriarcales, nous sommes le fils qui doit annoncer quelque chose à ses parents, nous sommes l’amie d’enfance amoureuse, nous sommes le père gêné par le changement, nous sommes la sœur bienveillante.

Sans jamais sombrer dans le misérabilisme, ni valoriser les transitions spectaculaires, les sept protagonistes nous entraînent jusqu’aux larmes dans un tsunami d’émotions ; quelques stéréotypes tombent et une foi intense en l’humanité nous envahit.

On n’a pas besoin de pénis pour être un homme

Le 16 septembre 1845, Gustave Flaubert écrit à son ami Alfred Le Poittevin que « pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps ». Il y a, dans les spectacles de Didier Ruiz — et particulièrement celui-ci — cette idée que le temps laissé à la parole et à la contemplation est aussi important que le sensationnel pour rendre un sujet intéressant. Ruiz déroule très lentement sa pièce en la parsemant de petites animations naïves et colorées créées par des élèves des Gobelins.

Alors nous avons pris le temps de regarder et d’écouter Raúl Roca Baujardon nous expliquer qu’il est un homme mais qu’il n’a pas de pénis. “On n’a pas besoin de pénis pour être un homme” nous dira-t-il tendrement. Nous apprendrons ensuite que Raul a perdu son travail lorsqu’il a commencé à affirmer son identité.

Ian de la Rosa avoue qu’il aurait aimé avoir eu le courage de garder ses seins. Maria-Rosa est encore un peu en lui. Il ne veut pas complètement la quitter. Il lui a rendu hommage dans son pseudonyme de cinéaste. Ian nous fait rire lorsqu’il nous explique qu’après sa transition, il est entré “dans le club des machos” et qu’on lui propose “tout le temps de payer l’addition alors qu’il n’a pas un rond”.

 

TRANS (MES ENLLA). Mise en scène Didier Ruiz – © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

En décrivant le monde, le théâtre peut le changer

Tous ces témoignages, au delà de nous parler de transidentités, rebattent également les cartes des notions acquises du masculin et du féminin. Sans aucun argumentaire théorique, le spectacle de Didier Ruiz évoque les gender studies qui sont de plus en plus menées dans les universités du monde entier. Didier Ruiz, en sélectionnant les intervenants et les témoignages, nous invitent à réfléchir à la fluidité des genres. En rendant totalement concrètes ces questions universitaires, Ruiz rend accessible à tous des travaux réservés aux théoriciens. Il balaye par la même occasion les critiques qui affirment que cette pièce n’est pas du théâtre. Comment douter un instant que celui qui entrouvre pendant de longues minutes une fenêtre sur l’une des plus grandes énigmes de l’humanité peut ne pas être metteur en scène d’un spectacle de théâtre ? Le mur que les siècles, le patriarcat et les religions ont bâti entre les genres est au centre de cette pièce qui est construite autour de véritables parcours comme il pourrait l’être autour de personnages de fiction.

TRANS (MES ENLLA). Mise en scene Didier Ruiz – © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Didier Ruiz, en accompagnant son spectacle du sous-titre (més enllà) qui signifie au delà (ou autre monde) en catalan, nous souffle qu’au-delà du genre, au-delà de la naissance, il existe un autre monde dans lequel la question “c’est une fille ou un garçon ? ” n’a plus beaucoup de sens ou d’intérêt.

Plus que jamais, en sortant d’une telle pièce, nous sommes persuadés que l’humilité est un magnifique décor et qu’en décrivant le monde, le théâtre peut le changer.

“Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.”

Guy de Maupassant, préface “Le roman” dans Chroniques en 1887 (Editions Henri Mitterand)

 

En tournée :

Au théâtre de la Bastille de Paris jusqu’au 10 février 2019

Au théâtre de Chevilly-Larue (94) le 12 février 2019

A Fontenay en Scènes – Fontenay sous Bois (94) le 14 février 2019

Au teatre Lliure (Barcelona) du 6 au 10 mars 2019

Au théâtre cinéma Paul Eluard de Choisy-le-Roi (94) le 28 mars 2019

A la Filature de Mulhouse le 14 mai 2019

A la scène nationale de l’Essonne Agora – Desnos à Evry le 16 mai 2019

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A propos de Xavier Prieur

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