« Un barrage contre le Pacifique », m.e.s. Anne Consigny

Ce sont les gueulantes de la mère qu’on entend en premier, dans l’adaptation par Anne Consigny d’Un barrage contre le Pacifique (Première partie), un seule en scène délicieux qui vous happe gentiment, mais inexorablement, en ce moment même (du jeudi au samedi et les dimanches en matinée jusqu’au 9 mars), entre les murs du Studio Hébertot. La mère gueule quasiment d’emblée (la mère et bien sûr la mer, pas du tout pacifique, qui a abattu sans ménagement ses barrages de cocagne), mais avant qu’on soit projeté sur les terres vaines de cette rive cambodgienne désolée où Marguerite Duras planta son roman, la comédienne (également metteuse en scène et productrice du spectacle), soucieuse de créer une relation avec le public, renverse une autre paroi-totem. Le pied de nez est d’autant plus espiègle qu’il est un peu menteur : quoiqu’on n’entende pas les trois coups, c’est tout comme.

La transfiguration qui suit n’en est que plus captivante. Sous nos yeux, sur une scène presque nue, plusieurs voix viennent s’incarner qui, ensemble, convoquent tout un univers, complexe mais si immédiat qu’il paraît presque tangible. La première voix qui se fait entendre, vulnérable et vibrante, hagarde, est celle de la tragédie, et de la tragédie la plus sombre qui soit, puisque c’est celle d’une « désespérée de l’espoir même ». C’est qu’il ne s’agirait pas de se faire avoir par le ton apparemment nonchalant, du moins sans manières, avec lequel sont relatés les événements et moments très précis, très marquants, qui se succèdent ici (selon les principes d’une linéarité subjective et non chronologique) presque comme s’il s’agissait de choses anodines – bien qu’on ne nous en cache pas les ravages. Le contraste, accentué par la scansion choisie par la comédienne (dont le mouvement continu mais irrégulier évoque le débit particulier qu’a quelqu’un de très jeune et candide qui raconte une anecdote sans s’arrêter, de peur d’en oublier les impressions directes), est franchement poignant, comme dans le livre, et si juste qu’on a l’impression de n’être plus un simple auditeur/lecteur, mais un témoin. Le franc-parler et la désinvolture souvent cuistre du frère Joseph, irrésistible, ont le même effet de mise à distance et d’implication totale tout à la fois, et ainsi, tout au long du spectacle, le balancement incessant qui porte tout est maintenu. Par l’effet de la mise en situation extrêmement réaliste et vivante que produit la conjonction de toutes les voix qu’on écoute, on est ballotté tout du long entre le sentiment d’avilissement de cette famille (nommément ses tractations avec un certain riche M. Jo pour qu’il demande la fille, Suzanne, en mariage) et ce par quoi elle le transcende constamment : sa part inviolée,innocente, une certaine capacité à toucher le beau sans même essayer.

De temps en temps, la lumière s’éteint, la petite robe à fleurs court se poster ailleurs et quand la lumière se rallume, on est à chaque fois surpris par la manière dont s’ouvre le nouveau tableau, qui va, de fait, lui aussi ajouter une nouvelle strate excitante à la lecture. Ceci étant dit, ce qui est saisissant ici, c’est que toute cette multiplicité (des voix, des enjeux, des sentiments) que déploie Anne Consigny devant nous s’organise autour d’un motif qui ne cède jamais et revient constamment, obstinément, obsessionnellement même : celui de la négociation. Elle est partout, tout le temps, sous toutes ses formes simultanément, et elle salit instantanément tout ce qu’elle touche, parce qu’elle en fait un échange – or les échanges, depuis l’affaire de la concession incultivable avec les gens du cadastre, on sait bien que c’est une entourloupe qui ne profite qu’à ceux qui ont déjà l’avantage. Ce que Consigny met très bien en avant, par son jeu et ses choix de mise en scène, c’est l’omniprésence de cette logique de négociation, vilaine et étouffante, toujours vue comme un instrument d’oppression. Le traitement qui est fait du texte originel en fait donc ressortir la dimension très intime, certes, mais aussi politique – d’ailleurs, une grande partie de l’impact des différentes saynètes saillantes relatées ici tient à la force des questionnements sur le choix, la liberté, la dignité, l’autonomie des femmes, etc. qui y résonnent.

Toute cette lourdeur, ce fardeau d’existence qui semble amarrer comme des prisonniers la famille à son bungalow hypothéqué, s’incarne si nettement sur scène qu’on en sent pleinement le poids, mais dans le même temps, par le même effet d’immersion, on jouit aussi follement du contact direct avec l’insouciance et la vitalité de Suzanne et Joseph, avec leur manière de vivre toute leur vie au présent, complètement au présent. La comédienne donne si bien corps à tout cela qu’on n’a jamais l’impression qu’elle interpose son interprétation entre Suzanne, Joseph, la mère et M. Jo et le spectateur, entre la vibration particulière des mots de Marguerite Duras et lui. Au contraire, elle s’en fait, merveilleusement, le conduit. Le petit subterfuge du début sur le mur qui tombe n’était donc peut-être pas celui qu’on croyait : Consigny abolit bel et bien d’entrée une forme de médiation entre nous et ce monde, et ce texte. Enfin c’est une relation triangulaire, complice. Pendant une heure et quelques, on y est, avec la comédienne, et l’expérience, en plus d’être aussi exquise qu’elle est bouleversante, est aussi exactement du genre qu’on ne peut vivre que dans un théâtre. Quand on ressort, une heure et quelques plus tard, on a l’impression d’avoir partagé un secret qui n’a été dit qu’une fois.

Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras, adapté, mis en scène et interprété par Anne Consigny

Studio Hébertot (13 février-9 mars) du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 14h30

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A propos de Bénédicte Prot

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