Quand le temps cède et que la vie s’efface, que reste-t-il encore à accomplir ?
Que fait-on ou que devons-nous faire de nos fantômes ?
Partir, est-ce être en paix avec ses morts ?
Autant de questions abordées par Philippe Minyana dans le spectacle Une Femme tel que brillamment mis en scène par Marcial di Fonzo Bo et porté par la talentueuse Catherine Hiegel.
« Élisabeth est sur un lit
Tant qu’on ne sait pas souffrir
On ne sait rien », Philippe Minyana, Une Femme (L’Arche).
Le texte en lui-même d’Une Femme s’inscrit dans cette nouvelle écriture du dramaturge Minyana qui, loin des drames sociaux et très réalistes de ses débuts (Chambres notamment), persiste depuis quelques années dans des propositions évocatrices et surréalistes essentiellement composées de saynètes s’articulant autour de la notion du voyage initiatique. Reprenant le formalisme investigué dans la série des Cri et Ga qui voyait les deux principaux protagonistes passer de personnage en personnage au gré des lieux traversés, Une Femme suit le parcours d’Élisabeth de chevet en chevet. Accrochée dans un monde onirique et délétère, elle traverse une dimension fantasmée pour faire la paix, nous semble-t-il, avec son passé : de ses enfants en passant par son amie, de son ancien mari à ses parents, elle s’attelle avec émotion à la recomposition de ce qui apparait comme le puzzle de sa vie. Passé fragmenté contre irréalité ordonnée.
Le temps se dilate constamment au travers de dialogues interminables quand il ne se resserre pas brusquement autour d’une sorte d’humour salvateur cristallisé par les enfants d’Élisabeth.
« Le Fils gémit
Je me demande ce que je vais devenir j’ai trente-neuf ans et je suis seul au monde » Philippe Minyana, Une Femme (L’Arche).
À l’extérieur, une forêt qui gagne du terrain à la manière d’un cancer : tout à la fois inquiétante et rassurante, elle s’impose comme un personnage à part entière et contribue au sentiment oppressant distillé par les différents comportements et leurs incohérences : elle s’insère.
Bien qu’on ne sache pas vraiment qui est cette Femme, des indices sont laissés çà et là par l’organisation même de la pièce, cette dernière s’articulant autour de chapitres nommés selon une humeur corporelle telle que relâchée par le corps lors de la maladie voire de la mort.
La Fièvre _ Le Sang _ Le Pus _ La Sueur _ La Morve _ Les Larmes _ La Merde.
Le dernier acte s’intitule d’ailleurs très justement « Une Métamorphose », contrepied volontaire de la métaphysique sur le physique.
Ainsi assiste-t-on au dernier voyage d’Élisabeth parmi les morts, échos fugaces et imprécis des vivants qui ont jalonné son existence. Sans surligner trop lourdement cette impression, de nouveaux indices sont donnés de manière très habile et subtile tout au long des différentes discussions qui égrainent ce voyage et qui développent cette idée selon laquelle on ne peut partir que réconcilié.
«Voix du Mari
Il faut vous réconcilier bande de culs
[…]
On est au royaume des morts ?
Je ne vous entends plus
[…]
Le Mari parle bas.
Tu fais la tournée de tes morts
Moi je ne suis pas mort
Viens me branler un peu
[…]
Tu as vu je suis forte
Je dois te protéger
Ma mission est de veiller sur vous » Philippe Minyana, Une Femme (L’Arche).
(c) Elisabeth Carecchio
De même, la maladie gagne peu à peu du terrain à mesure que le voyage progresse et se matérialise par touches de manière très astucieuse derrière cette toux que semble contenir tous les personnages tant et si bien qu’on ne sait plus vraiment si les visités ne sont pas, au final, qu’une nouvelle incarnation dévoyée de la peut-être bien mourante Élisabeth.
Fluctuant ainsi sans cesse entre mort et vie, au crépuscule d’un grand quelque chose fait de mousse et d’arbres frêles, Élisabeth traverse le temps en compagnie de Madame Paul, sorte de duègne énigmatique, jusqu’au dénouement aux couleurs automnales de fin du monde. Véritable guide tel Charon sur un Styx qui serait ici composé de sphaigne et de boue humifère, Madame Paul se révèle le seul lien qui unit tout et donne sens au voyage.
« Madame Paul parle avec précaution
On ne peut affronter le monde sans une voix amie Élisabeth »Philippe Minyana, Une Femme (L’Arche).
Si le texte reprend l’image déjà investiguée dans La Maison des Morts (pièce écrite par Philippe Minyana pour Catherine Hiegel et inspirée par un évènement personnel) d’une personne visitée sur son lit de mort, il s’en écarte cependant en brouillant les pistes et en accumulant les scènes de visites, prolongeant ainsi l’idée que la mort est inévitable est qu’elle est une figure imposée par la vie même.
Écrit pour Catherine Hiegel et Marcial di Fonzo Bo, le spectacle signe les retrouvailles du trio après La Petite dans La Forêt Profonde proposée par la Comédie Française et le Théâtre de Gennevilliers en 2008. Intégralement pensé avec cet esprit de groupe et cette idée de famille théâtrale qu’affectionne tant l’auteur, le texte seul ne se suffit pas tant il s’imprègne de la langue et du corps de la comédienne et des propositions du metteur en scène.
« La Femme parle fort.
Vous êtes difficiles à aimer
Et l’inquiétude est plus forte que l’amour » Philippe Minyana, Une Femme (L’Arche).
S’éloignant des frasques irrésistibles de Copi ou des délires poéticoscientifiques de Spregelburd, le metteur en scène argentin poursuit avec ce spectacle sa réflexion familiale de manière très cohérente. Après La Mère (Florian Zeller) et Lucide (Rafael Spregelburd) qui plaçaient déjà la figure maternelle au centre de tout le système factuelle de pensées, Marcial di Fonzo Bo retrouve la mère comme référent cosmogonique autour duquel tout gravite. Ainsi donc Élisabeth ne semble pas si éloignée de La Mère de Zeller ou bien encore de la Tété De Spregelburd, les trois pièces se répondant constamment, insérant ainsi le cheminement du metteur en scène dans une recherche très pointilleuse s’axant autour de la filiation, de l’héritage familial, du pardon, de la mort et de la mise à mal des modèles tutélaires. Le cynisme et le désespoir en pointillé derrière une légèreté feinte.
(c) Elisabeth Carecchio
Reprenant les figures imposées de son théâtre (l’amour du cadre ici délimité en presque ligne claire par les murs et les poutres qui contraignent l’espace, les effets de rétroprojection et de transparence, le travestissement, l’altération de la langue par les accents), Marcial di Fonzo Bo efface pourtant les effets parfois « tarte-à-la-crème » de ses propositions pour n’en retenir que de subtils clins d’œil servant à merveille le texte. Ainsi, le travestissement du comédien Raoul Fernandez permet-il de distancier le personnage de Madame Paul et d’en renforcer la singularité, le cadre rectangulaire permettant quant à lui de cristalliser l’envahissement des sentiments symbolisé par celui de la forêt sur l’espace domestique des appartements.
La gestion délicate des effets et de la mise en scène de Marcial di Fonzo Bo parvient à toucher au plus profond et constitue l’écrin méticuleux et parfait d’un texte qui aurait pu passer pour imprécis de prime abord tant il use de circonvolutions dont on ne saisit pas forcément les objectifs, faisant d’Une Femme une œuvre mature et extrêmement touchante, presque effacée. Respectueuse de son texte, de ses comédiens autant que de son public.
Catherine Hiegel, par son jeu froid _ oserait-on gris ?_ érode son personnage de tout pathos, l’ancrant dans une forme de passivité empathique d’une extrême densité. Mention spéciale à Raoul Fernandez, compagnon de jeu de longue date du metteur en scène et croisé chez Nordey : en exploitant de manière incroyable l’extrême étrangeté de son regard et le carré de son menton prognathe, le comédien parvient à susciter tout à la fois rire, malaise et émotion, sans que jamais le sentiment engendré ne dénote avec la cohérence de l’ensemble. Helena Noguerra, Laurent Poitrenaux et Marc Bertin livrent quant à eux une composition plus traditionnelle, juste mais sans vrais coups d’éclat.
Ainsi donc Une Femme se révèle une pièce d’une formidable richesse, transcendée qu’elle est par une mise en scène délicate toute en précision qui questionne humblement sur la mort comme paradigme de la vie. Le spectacle fait écho longtemps, une fois la porte du théâtre fermée, sur la parole donnée à cet après s’annonçant pour nous tous dans la douceur si particulière, d’une sombre _ et pourquoi pas_ pourtant bienveillante forêt.